Maintenant

by Les Petits Papiers d'Aya

Holà la pipole!

Je vous avais prévenu dans MMXII que j’avais décidé de participer à un concours de prose, eh bien… c’est fait! J’ai envoyé ma candidature hier, et je peux donc enfin partager ma nouvelle, sur laquelle j’ai passé beaaaaucoup de temps! Au fait, j’en ai profité pour l’illustrer dans le cadre du Polar aux Ides par une photo du blog de Mélanie, comme d’habitude.

Et comme les discours les plus courts sont les meilleurs, je vous souhaite un bon mois de novembre et une bonne lecture!Maintenant_titre

Maintenant

Elle pousse un soupir en atteignant l’Abri. Elle s’assied sur son habituel tas de bois et ramène ses genoux contre elle. Ses vêtements et sa tignasse détrempés collent à sa peau, ils accentuent la sensation du froid paralysant. Elle essuie frénétiquement les grandes taches floues sur ses lunettes, et pour mettre un terme aux violents grelottements dans son corps entier, elle saisit un thermos et brûle sa gorge avec quelques gorgées d’un thé trop sucré.

Elle ne saurait dire exactement quand elle a découvert l’Abri, ni combien d’heures elle y est restée, mais c’est devenu son véritable refuge. Elle y passe tous les jours de soleil ou de ras-le-bol, comme aujourd’hui où une scène spécialement violente a éclaté à la maison sous un prétexte totalement ridicule – pour changer… Peu importe qu’elle s’échappe de toute manière, tout le monde a mieux à faire que de lui prêter attention. Elle peut tout aussi bien se payer le luxe d’échapper à ces crises.

Elle glisse les écouteurs dans ses oreilles, le volume réglé au maximum. Elle ferme les yeux ; la chanteuse au phrasé langoureux et elle susurrent en chœur des douceurs américaines. Les paroles glissent sur sa langue comme des bonbons à la cerise, la mélodie l’entoure d’une bulle cotonneuse qui assourdit ses sensations. Elle oublie la morsure de l’eau glaciale ; la rumeur de la ville au loin se tait ; elle ne sent plus le parfum de l’herbe mouillée. Il ne reste plus que les basses puissantes qui résonnent dans tout son corps. Son cœur se calque sur le rythme régulier et son pouls devient l’horloge dans sa poitrine.

Boum boum. Tic. Boum boum. Tac.

Elle ne veut plus penser. Elle en a assez du torrent qui bouleverse son esprit en permanence, elle ne veut plus être consciente de rien. La musique parvient à peine à étouffer toutes les folies qui lui passent par la tête. C’est de plus en plus difficile pour elle d’oublier tout ce qu’elle voit. Peut-être qu’il y a vraiment quelque chose qui ne va pas chez elle.

Il ne faut pas qu’elle y réfléchisse encore, alors elle chante plus fort, toujours plus fort, et à travers sa voix brisée, elle tente d’exister.

Elle peut bien crier, personne ne l’entend.

Elle en profite pour hurler à s’en déchirer les poumons, elle semble agoniser, perchée sur son fagot.

Les derniers accords s’étouffent et la chanson s’achève. Elle n’a pas la voix ni l’envie de s’égosiller sur une autre, alors elle libère ses tympans endoloris et laisse reposer sa tête contre le mur de l’Abri. Le tic-tac ralentit, la chaleur s’enfuit de ses extrémités.

Et les pensées délirantes l’assaillent.

*

« Maintenant. »

Elle ouvre brusquement les yeux. L’homme qui a parlé se trouve à quelques mètres d’elle et la dévisage, ruisselant de pluie. Hébétée, elle parvient difficilement à lui demander ce qu’il fait ici.

« Je compte » répond l’inconnu sans plus d’explication.

Il cesse de la regarder pour se concentrer sur une montre à gousset sans âge qui oscille entre ses doigts.

« Vous comptez ? répète-t-elle, incapable de formuler une autre phrase.

– Je compte les secondes » acquiesce-t-il.

Elle tourne son regard dans la même direction que lui.

« Pourquoi compter si vous avez une montre ?

– Qui dit qu’elle est juste ? » réplique l’homme du tac au tac.

La fille tente de noyer son agacement en se concentrant encore sur l’oignon[1]au laiton vieilli. L’homme dit vrai : elle remarque qu’il n’est pas à l’heure et si l’on en croit l’aiguille immobile des secondes, il est même arrêté.

­« Pourquoi avoir une montre si elle est fausse ? »

Il cherche une réponse pendant quelques instants, et un large sourire s’épanouit sur son visage lorsqu’il lance malicieusement :

« Pourquoi est-ce qu’une montre aurait besoin d’un humain qui n’indique pas l’heure correcte ?

– Pour la régler à la bonne heure, rétorque-t-elle fièrement.

– Et pensez-vous vraiment, s’esclaffe-t-il, qu’il est important pour cette montre d’être à l’heure ? D’ailleurs, quelle heure est-il, mademoiselle ? »

Elle jette un rapide coup d’œil à son portable avant de répondre.

Des larmes perlent le long des joues de l’homme tandis qu’il se roule par terre, écrasé de rire.

« Comment connaissez-vous l’heure ? dit-il en essuyant son visage du revers de sa main.

– Je viens de consulter mon téléphone, vous avez bien vu, non ?

– Et sur quoi est réglée l’heure de votre téléphone ? »

Elle en reste bouche bée. Il lui semble qu’il est connecté à un satellite, mais elle n’en est pas certaine. Au bout du compte, le système des heures n’est qu’une convention plutôt stupide…

Comme en écho à ses pensées, il sourit, avec cependant une note grave dans la voix :

« Savez-vous combien de fois le système des heures a changé dans l’Histoire ? En ce moment, il n’est pas plus – combien déjà ? Ah oui – dix-huit heures cinquante-huit que écureuil baveux heures bananes transgéniques, vous me suivez ?

– Vous êtes en train de me dire qu’il n’est pas dix-huit heures cinquante-huit ? résume-t-elle. C’est très précis les satellites, vous savez…

– Je suis simplement en train de vous dire qu’au final vous devez vous fier à une montre pour vérifier une heure que vous avez fixée vous-même, alors autant l’inventer directement. C’est vraiment pas fiable votre système.

– Vous avez mieux ? le défie-t-elle avec un rictus provocateur.

– Je prends le parti de me fier à l’heure la plus précise possible, elle est toujours exacte, vous allez voir c’est formidable. »

Il saisit un bâton de bois et tâte le sol jusqu’à trouver de la terre meuble, puis trace précautionneusement : maintenant. Elle s’approche, perplexe, et attend la suite.

« Alors ? Pratique non ? »

Elle ne répond rien.

« Comme vous pouvez le voir, c’est un engin très ingénieux : peu importe combien de vos heures, de vos années s’écouleront, il sera encore juste. Pas besoin de remonter sa mécanique, pas besoin de changer à l’heure d’hiver ou d’été… Encore, si j’avais juste dit à haute voix « maintenant », ç’aurait été faux à peine formulé. Mais là, c’est impérissable ! De la haute technologie ! »

Elle croyait en avoir fini avec ses hallucinations.

*

Elle se demande ce qu’il veut lui faire. Des scénarios improbables défilent dans sa tête : un fou échappé de l’asile ; un ermite que la solitude a coupé de la réalité ; un dangereux tueur en série ; un obsédé aux mœurs douteuses… Et pourtant l’homme est calmement assis par terre, comme s’il venait régulièrement dans l’Abri pour effrayer de jeunes inconnues.

Il tourne les yeux vers elle, amusé par sa perplexité, et demande :

« Et vous ? »

Une vague de panique l’envahit. Et elle ? Elle est la victime. Elle va finir sa vie ici, elle le sait. C’est une question de secondes. Mais apparemment, l’homme n’est pas du genre pressé, alors autant faire durer ses derniers instants. Avec un peu de chance, elle réussira à l’amadouer suffisamment pour qu’il n’ait pas le cœur de l’achever.

Mais si ça se trouve, l’homme n’est qu’une illusion. Un ennemi imaginaire créé par son cerveau détraqué.

Comme elle reste muette, il reprend.

« Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Elle comprend qu’il faut qu’elle réplique rapidement, ne serait-ce que pour essayer de sauver sa peau et pour éviter que sa tête se retrouve en haut de l’actualité, ce serait quand même dommage de lui consacrer un reportage entier au journal de vingt heures uniquement parce qu’elle est trop sotte pour répondre à une question. Mais la peur embrume son cerveau, et elle s’entend dire la vérité comme si c’était une inconnue qui s’exprimait par sa bouche :

« J’essaie de m’échapper. »

*

L’homme ne comprend pas, il croit que si elle parvient à venir jusqu’ici sans que personne ne l’arrête, c’est qu’elle n’était pas prisonnière, ou en tout cas que son geôlier était bien clément. Il l’interroge, et elle explique de bon cœur.

« C’est là tout le drame de la chose, voyez-vous, personne ne nous empêche de partir et pourtant ceux qui fuient demeurent des exceptions. La vérité, c’est que les seules murailles qui nous retiennent sont dans nos têtes.

– Dans ce cas, à quoi cela sert-il de venir ici ? Si c’est votre esprit qui est enfermé, il le sera partout.

– C’est là-bas qu’ils vous pourrissent. Ils commencent par vous briser en mille miettes, et, pour la bonne cause, ils recollent les morceaux pour que vous correspondiez à l’idéal inoffensif d’une normalité qu’ils ont eux-mêmes définie. Ils vous manipulent jusqu’à…

– Qui ça, « ils » ? »

Elle fait une pause, puis s’emporte :

« La société ! Les autorités, les parents, les professeurs, les adultes en général, tous ceux qui ont déjà été moulés. Mais ils n’y arriveront pas avec moi, ça non, je ne me laisserai pas faire. Je suis libre. »

Les deux gardent le silence, perdus dans leurs pensées. Ils ouvrent en même temps la bouche pour prendre la parole, elle lui fait signe de commencer.

« Êtes-vous différente ? »

Une étincelle d’excitation brille dans les yeux de l’homme.

« Ca ne fait aucun doute, affirme-t-elle fièrement. Mais ce n’est pas une tare. Je ne voudrais pas être comme eux, je n’ai pas envie qu’on déchiquette ce que je suis pour me retirer mes particularités. C’est pour ça que je suis ici. Ils n’osent pas venir, on leur a appris que ce n’était pas un endroit très fréquentable, du coup ils restent bien à l’abri dans leurs petites résidences avec leurs familles modèles et leurs petits drames de quartier. C’est tellement plus simple de faire semblant que de regarder la vérité en face.  C’est tellement plus facile que de venir ici pour être la marginale en paix. »

L’homme boit ses paroles avec une attention surprenante, il forme avec les lèvres chaque mot qu’elle prononce, comme pour mieux l’intégrer. Il hoche vigoureusement la tête de haut en bas quand elle rapporte son sentiment d’être là sans vraiment l’être, qu’elle ne sait plus qui elle est, qu’elle l’a oublié… Il va même jusqu’à lui tapoter amicalement le dos quand elle verse quelques larmes.

Elle utilise des grands mots, elle parle de société corrompue et de dictature des idées, des grands mots qu’elle ne comprend pas elle-même.

*

Un bruit interrompt ses explications.

Peut-être était-il là depuis longtemps, mais elle vient seulement de le remarquer.

Tic. Tac.

Elle jette un regard intrigué à l’oignon, mais son aiguille est toujours aussi statique. Elle se sent ridicule, elle a l’impression que le tic-tac a pris le contrôle sur elle. Il occupe toute sa tête, couvre le brouhaha de ses pensées, il la dérange, la met mal à l’aise. Il lui dicte jusqu’à la fréquence à laquelle elle cligne les yeux. Elle laisse son regard courir sur chaque parcelle des murs de l’Abri ; le bois est nu de toute horloge.

Le martèlement l’angoisse, il lui rappelle désagréablement le bruit d’un compte à rebours. Et si l’homme avait enclenché une bombe ? Elle n’a pas dû être si intéressante que ça finalement. Il n’aura aucun regret à faire éclater une personne aussi tristement ennuyeuse qu’elle.

Après tout, il n’a sûrement pas tort : elle ne sera pas une grande perte, si ça trouve on versera quelques larmes à son enterrement, comme ça, pour la forme, et finalement elle ne manquera pas réellement à quiconque.

*

Tic. Tac.

Des coups dans son cerveau.

Tic. Tac.                                       

Elle va mourir bientôt.

Tic Tac.

Si dans trois secondes elle est encore là, elle est sauvée.

Tic. Tac.

Un… deux…

Tic. Tac.

Et…

*

« Quelque chose ne va pas ? »

Elle pousse un cri. Les trois secondes sont passées, l’homme l’a épargnée. Elle aurait presque envie de se jeter dans ses bras pour célébrer la bonne nouvelle, mais une voix dans sa tête lui glisse que ce serait légèrement déplacé.

Elle prend son courage de ses deux mains encore tremblantes et ordonne d’une voix prétendument confiante :

« Écoutez, je ne sais pas vraiment quelle heure il est dans votre petit monde, mais dans le mien, c’est celle de vous mettre à nu. »

L’homme grimace. Dommage. Elle était plutôt attachante. Il l’aimait bien.

Il prend sa main et murmure doucement, presque avec tendresse :

« On se ressemble, je suis différent moi aussi. »

Il retire son chandail – elle espère qu’il n’a pas pris ses paroles au pied de la lettre – et elle est parcourue d’un frisson d’horreur.

Sur toute la largeur du torse de l’homme se déploie une quantité innombrable de mécaniques de montre. Elles semblent avoir été greffées dans sa peau. La fille aimerait bien prendre ses jambes à son cou pour rejoindre sa génération perdue et sa terrifiante société, cependant ses pieds demeurent ancrés au sol, et ses muscles contractés ne répondent plus à ses appels désespérés. Elle doit fuir. L’homme est dangereux. C’est un monstre.

Il n’esquisse pas l’ombre d’un mouvement. Si ça se trouve, il est sincèrement navré de la voir dans cet état. Ou il attend encore la bombe.

Elle ne peut s’empêcher d’être fascinée par les mécaniques. Il n’y en pas deux identiques, chacune travaille à une vitesse qui lui est propre, certaines mêmes tournent à l’envers. Les aiguilles, trapues, longilignes, baroques, tournent et se chevauchent sans jamais se gêner. Quelques écrous rouillés sont sur le point de se dévisser. Des rouages surchauffés laissent échapper des étincelles rougeoyantes qui forment comme des feux d’artifice sur la poitrine de l’homme. Enchevêtrés dans ce bric-à-brac du temps se distinguent quelques originaux : un cadran solaire tend son gnomon[2] vers le ciel, un liquide bleu coule dans un sablier en verre et un métronome dodeline son aiguille cuivrée.

L’ensemble hétéroclite et toute la poitrine de l’homme se soulèvent au même rythme : son cœur palpite en un martèlement familier. Tic. Tac.

*

Une petite mécanique attire son attention. Il semble en émaner une aura particulière, et la fille s’en approche comme d’un aimant.

« Je vois que vous avez trouvé la vôtre » sourit-il.

Il saisit alors la montre et l’arrache d’un coup sec. Un sifflement aigu retentit lorsque  la fumée s’échappe de l’espace laissé vide, l’homme la dissipe avec son pull dégoulinant. Elle ne peut retenir un hoquet de surprise : au lieu de la plaie béante à laquelle elle s’attendait s’étendent encore d’autres mécaniques sur au moins une dizaine de couches. Elle se demande si elles occupent tout le corps de l’homme, mais ses bras nus laissent à penser le contraire. Il est visiblement une sorte d’être hybride, à mi-chemin entre l’humain et la machine.

Et il faut vraiment qu’elle arrête de lire des romans fantastiques, ça lui monte à la tête.

Elle saisit la petite montre à gousset qu’il lui tend et en caresse l’argent usé. Elle sourit : c’est une réplique parfaite de la montre que sa grand-mère, infirmière, utilisait pour mesurer le pouls des patients.

« C’est ce que je vous disais, à chacun vient son heure » enchaîne-t-il.

Elle pose la montre sur son poignet et compte les battements, mais les aiguilles sont totalement bloquées. Elle panique, elle s’acharne à tourner la couronne dans tous les sens. En vain. Elle ne sent plus son pouls non plus, elle enfonce ses doigts dans la chair de son bras, elle tâte son cou, mais rien n’y fait : son cœur est aussi arrêté que la montre.

« Et la mienne c’est…

– Maintenant. »

Alors elle comprend.

Elle fixe sa main ; son regard la traverse comme si c’était de l’eau. Elle ferme ses paupières en espérant échapper à la réalité. Si elle attend un peu, tout se remettra dans l’ordre. Le Temps arrange toujours tout.

C’est une illusion, rien qu’une illusion.

Un délire.

Cependant quand elle ose enfin rouvrir les yeux, ce n’est que pour voir le sol de la cabane s’éloigner sous ses pieds. Et le Temps qui d’en bas lui fait ses adieux.

Elle s’envole.

Haut.

Libre.


[1] Il est ici question de la montre à gousset et non du légume.
[2] Il ne s’agit pas ici d’une espèce protégée de petit gnome de jardin, mais de l’aiguille d’un cadran solaire.

 

Papier du 31.05.2013

© Aya